Question débat : Faut-il légaliser les maisons closes en France ?
En matière de prostitution, certains auteurs distinguent trois camps : les règlementaristes, les abolitionnistes et les prohibitionnistes.
-Règlementaristes : encadrer cette activité afin qu’elle soit exercée dans un cadre légal, la prostitution est considérée comme une activité professionnelle normale ;
-Abolitionnistes : la prostitution est une atteinte à la dignité humaine, les prostituées sont des victimes et les proxénètes des criminels, les prostituées ne sont pas sanctionnantes, les clients peuvent être sanctionnées ;
-Prohibitionnistes : les prostituées et les proxénètes sont des criminels, police et justice sanctionnent ces activités, les clients peuvent être sanctionnés.
Principe : L’interdiction du proxénétisme et de l’achat d’acte sexuel
La prostitution a été définie par la chambre criminelle dans un arrêt du 27 mars 1996 comme le fait de « se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu’ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d’autrui ».
La loi du 13 avril 2016 a mis fin au délit de racolage, qui était défini par l’ancien article 225-10-1 du Code pénal comme « Le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération » et était puni de deux mois d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende.
Aujourd’hui, la personne se livrant à la prostitution n’est plus sanctionnée. Seuls le sont les clients et les proxénètes.
- L’achat d’acte sexuel est une contravention (611-1 Code pénal) qui devient un délit puni de 3750 euros d’amende en cas de récidive, et un délit puni de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende si la personne se livrant à la prostitution est un mineur ou présente une particulière vulnérabilité (225-12-1 Code pénal).
- Le proxénétisme est incriminé aux articles 225-5 et suivants du Code pénal. En son état simple, est puni d’une peine de 7 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende. La peine peut aller jusqu’à la réclusion criminelle à perpétuité et 4 500 000 euros d’amende si le proxénétisme est commis en recourant à des tortures ou des actes de barbarie.
Les maisons closes sont interdites depuis la loi Marthe Richard du 13 avril 1946. L’article 225-10 du Code pénal dispose qu’« Est puni de 10 ans d’emprisonnement et de 750 000 euros d’amende le fait […] de détenir, gérer, exploiter, diriger, faire fonctionner, financer ou contribuer à financer un établissement de prostitution […] ».
Faut-il évoluer et permettre la légalisation des maisons closes en France ?
Argument pour : la nécessité d’encadrement de la prostitution
Ceux qui militent pour la réouverture des maisons closes, comme moi, mettent en avant l’envie d’offrir aux prostituées de meilleures conditions de protection sanitaire, financière et juridique et le désir de les protéger contre les violences.
En effet, depuis la loi sur la pénalisation des clients en 2016, les « travailleuses de la nuit » doivent se cacher dans des endroits reclus pour les protéger et sont donc plus en proie aux dangers. De la même manière, les clients se faisant plus rares, elles doivent accepter des situations qu’elles auraient refusées par le passé (rapports non-protégés et bien moins chers). En travaillant dans la rue, les prostituées mettent leur santé et leur intégrité physique et mentale en danger. Une réouverture des maisons closes pourrait donc s’accompagner d’une interdiction totale de la prostitution de rue, et les prostituées seraient donc en sécurité dans des lieux clos et protégés. Un suivi médical pourrait également être institué beaucoup plus facilement.
A mon sens, de tels lieux permettraient d’assurer les règles les plus élémentaires d’hygiène et de sécurité.
De plus, certains avancent que si la prostitution était reconnue comme un vrai travail, les prostituées accèderaient alors aux mêmes droits et aux mêmes protections sociales que tout salarié. Elles paieraient donc des impôts et l’Etat pourrait percevoir des taxes, ce qui permettrait à ces femmes de cotiser pour une retraite. La reconnaissance du métier pourrait également leur permettre de saisir un contrôleur/inspecteur du travail ainsi que les Prud’hommes. Aux Pays-Bas, les maisons closes sont légales depuis octobre 2000, et les prostituées y bénéficient des mêmes droits que les salariés.
Par ailleurs, certains indiquent que l’interdiction des maisons closes a des conséquences économiques non-négligeables. En effet, le proxénétisme perdure malgré la répression pénale. Or, en l’absence d’établissements contrôlés dans lesquels les prostituées pourraient travailler, tout l’argent gagné par celles-ci circule dans une économie parallèle administrée par une mafia du sexe (la réouverture des maisons closes pourrait ainsi potentiellement mettre fin à ces circuits). Un parallèle peut ici être fait avec la légalisation du cannabis.
Enfin, selon moi, il est quelque peu hypocrite de fermer les yeux sur la situation : des pays limitrophes autorisent les maisons closes (Belgique, Allemagne, Espagne), et des Français s’y rendent, pour y travailler ou pour consommer (parallèle possible avec la GPA). Alors pourquoi ne pas ré instituer les maisons closes en France, puisque de toute façon la prostitution existe déjà sur le territoire ? A cela, d’autres répondent que « ce n’est pas parce qu’il y a un système en place que la société et l’Etat doivent le valider ».
Focus sur le fisc :
ATTENTION : les prostituées doivent déjà déclarer leurs revenus. L’administration fiscale et la jurisprudence considèrent les revenus de la prostitution comme entrant dans la catégorie des bénéfices non commerciaux (BNC), conformément à l’article 92 du Code général des impôts, lequel constitue la base légale d’imposition des professions libérale, des charges et offices dont les titulaires n’ont pas la qualité de commerçants, et, plus généralement, « de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus ». Les services fiscaux imposent cependant les revenus de la prostituée dans la catégorie des traitements et salaires lorsqu’elle est sous la dépendance manifeste d’un proxénète (le lien de dépendance doit être établi : c’est le cas lorsque la prostituée révèle l’identité de son proxénète au fisc, ou l’attaque devant la justice, ce qui est très rare).
Certains auteurs considèrent que la classification en « traitement et salaires » est choquante puisqu’elle accrédite l’idée que la prostitution est un travail comme un autre. Ils suggèrent de créer dans le CGI un nouvel article, qui ne serait pas réservé à la prostitution (s’il l’était, il reviendrait à instituer des règles spécifiques aux prostituées, ce qui est contraire à la logique abolitionniste).
Les prostituées sont cependant laissées en dehors du champ d’application de la TVA (qui ne concerne que les personnes qui effectuent des opérations à titre indépendant). De même, alors que les prostituées répondent à la définition donnée par le CGI des personnes redevables de la taxe professionnelle, les services fiscaux admettent qu’elles n’ont pas à la payer.
Argument contre : les maisons closes au service du proxénétisme et de la traite des êtres humains
Le « Mouvement du Nid », association reconnue d’utilité publique agissant en soutien aux personnes prostituées, considère que la rouvrir les maisons closes reviendrait à faire la promotion de la prostitution et à légaliser le proxénétisme et les réseaux de trafic humain.
En effet, le proxénétisme est défini à l’article 225-5 du Code pénal comme :
« le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit, d’aider, d’assister, ou de protéger la prostitution d’autrui ; de tirer profit de la prostitution d’autrui ; […] d’embaucher […] une personne en vue de la prostitution […] ».
De plus, certains accusent les pays autorisant les maisons closes de contribuer à développer la traite des êtres humains. La traite des êtres humains est définie par le Code pénal à l’article 225-4-1 :
« le fait, en échange d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage, de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir, pour la mettre à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin soit de permettre la commission contre cette personne des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre cette personne à commettre tout crime ou délit ».
Selon la présidente de l’association « le bus de femmes » Françoise Gil, il existe en Allemagne 10 fois plus de prostituées qu’en France, et ce sont les maisons closes qui accentuent ce phénomène : la majorité sont des étrangères, elles viennent en Allemagne (ou sont amenées en Allemagne) dans le but de travailler dans ces établissements, donc ça développe la traite des êtres humains. Elle indique également que la situation semble être la même aux Pays-Bas, où 90% des prostituées sont des victimes de la traite.
Par ailleurs, beaucoup de prostituées ne sont pas favorables à l’idée de travailler dans des maisons closes. Elles considèrent que les maisons closes ont une certaine « logique carcérale », et n’admettent pas que de tels établissements puissent les contrôler. Une maison close n’apporte pas toujours une grande protection des personnes qui y travaillent. Le Mouvement du Nid a indiqué avoir observé de terribles conditions de vie et de travail dans des maisons closes situées dans des pays limitrophes de la France, précisant que les prostituées sont « enfermées douze heures par jour dans une semi-obscurité ; elles boivent de l’alcool toute la journée pour ne pas être consciente de ce qu’elles font ». Selon cette association, autoriser une telle chose dans les pays des droits de l’Homme serait inacceptable.
Dans la même optique, certains auteurs ont qualifié le modèle allemand d’ « hypocrite » et contraire à la dignité humaine. Ils ont en effet expliqué que, si la loi allemande sur la prostitution de 2002 (reconnaissant la prostitution comme profession du point de vue fiscal) avait à l’origine pour but d’améliorer les conditions sociales, ouvrables et sanitaires des femmes prostituées et de réduire la criminalité et donc la prostitution forcée à travers une pleine légalisation, elle n’a en réalité bénéficié qu’à très peu de prostituées. La loi a seulement eu pour effet de porter des bénéfices énormes pour l’industrie du sexe en permettant à n’importe qui de gérer un bordel. Les filles embauchées dans ces établissements se disent « volontaires » pour éviter d’avoir des ennuis avec leurs exploiteurs, dont elles ont peur. Il existe des « zones grises », comprenant la plus grande partie des femmes prostituées, et dans lesquelles s’exercent le viol, la violence et l’humiliation, tout cela étant toujours masqué par les termes d’ « émancipation » et d’ « autonomie sexuelle ».
Argument pour : la volonté d’indépendance des personnes se livrant à la prostitution
Certaines prostituées sont malgré tout favorables à la réouverture des maisons closes, à condition qu’elles bénéficient d’une certaine liberté. Certaines ayant travaillé dans ces établissements à l’étranger expliquent : « la fille paie un loyer chaque jour et si elle gagne bien, c’est tout pour elle, il n’y a donc pas de proxénétisme ».
Pour certains, la solution est de repenser le statut juridique des prostituées. L’idée serait de légaliser les maisons closes tout en contrôlant ces établissements pour s’assurer qu’ils ne puissent pas imposer le salariat et une forme de domination et de contrôle sur les prostituées. Cela reviendrait à s’assurer que les revenus aillent aux travailleuses et non aux patrons, et que celles-ci soient libres de choisir leurs clients, leurs tarifs, leurs conditions de travail, etc.
Certains parlent de « maisons ouvertes » assimilables à des cabinets de professionnels, qui garantiraient une sécurité juridique, financière et sanitaire aux prostituées.
Sur la question de l’indisponibilité du corps humain face à la prostitution
L’article 16-1 alinéa 3 du Code civil consacre le principe d’indisponibilité du corps humain : « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial. »
A ce principe d’indisponibilité, ou de « non-patrimonialité » du corps humain, s’oppose le droit de disposer de son corps, principe reconnu notamment par la CEDH dans un arrêt « K.A. et A.D. c/ Belgique » du 17 février 2005, sur le fondement de l’article 8 : « Le droit à l’épanouissement personnel implique le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains […], en ce compris dans le domaine des relations sexuelles[…]. Le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle » – « le droit pénal ne peut en principe intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties, qui relèvent du libre arbitre des individus », sauf « raisons particulièrement graves ».
Ainsi, pour certains auteurs, le droit de disposer de son corps, même à des fins lucratives, serait l’exception au principe d’indisponibilité du corps humain. Certains font le parallèle avec les sportifs professionnels : si un joueur de football peut « vendre ses pieds » pour des millions d’euros, pourquoi une femme ne pourrait-elle pas recevoir une rémunération en échange d’une relation sexuelle ?